Compte-rendu
Préambule :
Ce compte-rendu relate les discussions échangées entre les participants suivant la règle de Chatham House. Les participants sont partie intégrante de l’élaboration du document à travers leurs remarques additionnelles et leurs commentaires. Outre la restitution des échanges, le document rend compte des recommandations faites par les participants en conclusion de la rencontre.
Première session : Religion, droit et politique en Europe : laïcité ou neutralité de l’État. L’islam et l’État neutre ou laïque en Europe.
Les discussions ont d’abord mis en évidence la nécessité de précision dans la terminologie choisie et dans son utilisation. En effet, des mots comme islam et musulmans ou laïcité et sécularisation ne font pas référence à des concepts interchangeables.
Le premier cas discuté a été celui de la compréhension de la « laïcité ». Il a été convenu qu’il fallait parler de sécularisation plutôt que de laïcité, la laïcité faisant reflet à un état figé et fermé des relations entre État et religions, et plus particulièrement au modèle français.
En effet, la laïcité, comprise comme stricte séparation entre l’État, voire même la vie publique, et la religion, est un phénomène problématique pour certains participants. Son inadéquation avec l’unité de la personne humaine a été relevée par certains participants. La laïcité ne serait ainsi qu’une réponse partielle et dénaturée à la tentative de faire vivre ensemble les différentes religions selon un participant, alors qu’un autre participant ajoute que ce processus serait étranger à l’islam. En outre, un participant met en garde contre le fait que la laïcité serait quasiment transformée en un dogme par des personnes malintentionnées pour être utilisée pour prôner l’exclusion et le racisme à l’égard des minorités religieuses ou culturelles, et particulièrement à l’égard des musulmans. Or la séparation entre l’État et l’Église visée dans ce concept devrait tendre à la protection aussi bien de L’État que des différentes communautés religieuses contre les interférences maladroites ou la volonté de dominer l’autre en garantissant à l’État un espace d’action non limité par les dogmes d’une certaine Église et en garantissant aux communautés religieuses la liberté d’expression et de pratique.
Quant au terme de sécularisation, pour plusieurs intervenants, il définit un processus en cours, un processus universel pour certains, qui découle de la crise du religieux et de sa désacralisation. Pour d’autres, il s’agit d’un processus de négociation continue entre religions et Etat dans une relation dynamique entre compétition et coopération. Le résultat de la sécularisation ne saurait être alors un état unique et défini une fois pour toute dans tous les contextes, mais il serait un espace négocié entre toutes les parties vivant ensemble et ainsi propre à chaque contexte. Ce processus, en tant que processus dynamique, peut parfois prendre une forme conflictuelle, comme il en serait le cas entre les communautés musulmanes et l’État actuellement, selon un participant. Voir la sécularisation comme un processus négocié entre compétition et coopération permet de dépasser la division ostracisante de la laïcité, ce qui, pour l’un des participants, éviterait la radicalisation en grande mesure, puisque la religion ne serait alors ni rejetée ni cloisonnée à l’espace privé.
Un participant a attiré l’attention sur trois compréhensions dans l’application de ce processus aux communautés musulmanes : 1) compréhension agressive dans l’imposition d’un certain modèle ; 2) compréhension intrusive en imposant une définition a priori de l’islam et de ses symboles ; 3) compréhension inclusive des différentes communautés religieuses dans un État impartial.
Un second concept a exigé d’être discuté. Le manque de pertinence de parler d’« islam » en Suisse ou en Europe a été relevé par la plupart des participants. Il est préférable de parler de musulmans. En effet, de quel islam parle-t-on ? Un consensus a été atteint pour dire qu’il n’y avait pas d’« islam » en Suisse ou en Europe, mais il y avait des musulmans en Suisse et en Europe. Pour ce qu’il en est de la question de ce qu’on entend par « islam », il est ressorti des discussions que cette question s’adressait en premier lieu aux musulmans vivant en Europe eux-mêmes et que l’ouverture et la favorisation d’un débat sur cette question qui générerait une « auto-interprétation » de « leur islam » seraient nécessaire.
Une fois les concepts discutés, un vif débat sur la compatibilité de l’islam avec les institutions européennes a pris place. Un participant a commencé par décrire « l’opposition frontale » qu’il percevait entre l’ordre juridique des institutions suisses et européennes d’un côté et le « monolithe immuable et absolu d’origine divine » qu’est le droit musulman de l’autre, alors que ce dernier couvre aussi bien la religion, la société et l’État, le premier élément de cette triade dominant les deux autres. Ainsi le droit public en islam serait dépendant de la théologie et, selon ce participant, il apparaîtrait que le dialogue entre ordres juridiques suisses ou européens et les demandes sociopolitiques musulmanes échouerait dès qu’il touche non pas tant les dogmes, affaire de foi, mais surtout les normes et les institutions collectives établies en Europe.
Cette position a éveillé de vives réactions de la part d’autres participants. Premièrement, ces derniers ont affirmé que les musulmans en Suisse et en Europe étaient d’abord des citoyens comme tous les autres. Ils respectent la citoyenneté, ses principes et les droits et les devoirs qui en émanent, indépendamment du fait que le Coran soit un livre révélé. Ils se soumettent ainsi à la loi en vigueur et attendent que leurs droits, protégés par cette même loi, soient respectés, notamment la liberté d’expression et de pratique de leur religion. Ces participants ont manifesté leur refus net d’un discours articulé en « nous et vous ».
Deuxièmement, des participants ont souligné la grande latitude d’interprétation qu’offre le Coran, dont témoignent les différents courants de pensée parmi les musulmans. Certains participants ont non seulement affirmé la vaste possibilité d’interprétation, mais ont également mis en avant les possibilités d’adaptation dans l’application des principes fournis par le texte. Face à ces arguments, un participant a cependant manifesté son scepticisme du fait que ce livre est non inspiré, comme le sont les livres de la Bible, « mais directement dicté », et en cela, il a acquiescé à ce qu’il désigne comme une « incompatibilité ».
Deuxième session : Comment éviter, de la part de tous les acteurs concernés, une approche essentialiste ou culturaliste ? Attitudes, discours et actions des uns et des autres. Politique d’immigration ; Politique d’intégration ; Rôle des systèmes éducatifs et des universités.
Les discussions ont évolué autour de deux grands axes, celui des défis des communautés musulmanes et celui des défis de la société dans son ensemble.
Tout d’abord, en ce qui concerne les communautés musulmanes, le besoin de travailler sur une potentielle représentation de ces communautés a été discuté. Alors que certaines communautés discutent la question d’une demande de reconnaissance auprès de l’État, comme c’est le cas dans le canton de Vaud, un consensus sur un organe de représentation sera un des grands travaux de ces communautés. Le grand défi, comme cela a été relevé, est que pour ce qu’il en est de l’islam sunnite, la question de représentation qui s’apparenterait à une structuration de la communauté, voire d’une hiérarchisation, est totalement étrangères à la pratique. Pour certains, elle n’est donc pas souhaitable. De plus, les communautés musulmanes en Suisse se distinguant par leur diversité tant de par leurs histoires et leurs origines que de par leurs pratiques et leurs références culturelles, un consensus sur une représentation commune est un énorme défi.
D’autre part, la nécessité de valoriser les craintes ambiantes, de les recevoir comme telles et de s’engager à y répondre a été mise en évidence. Les peurs en ce qui concerne ce qui se passe dans les mosquées, espaces obscurs pour bon nombre de concitoyens, l’identité et les origines des imams et le contenu de leurs prêches sont alimentées par les nouvelles quotidiennes relatées dans les médias. Ainsi un participant a-t-il invité les musulmans à « aller au-delà de la victimisation ». D’autres ont identifié le besoin de travailler sur des moyens de communication sensibles aux craintes de leurs concitoyens. En effet, un grand enjeu pour les communautés musulmanes est la communication. Les remarques réductionnistes, voire essentialistes[1], faites sur les musulmans ou sur l’islam en général, révèlent les failles des musulmans à exprimer leur propre diversité, ce qui laisserait ainsi le champ libre aux plus conservateurs et aux plus radicaux de parler en leur nom. Un participant a pris comme exemple le fait que si personne ne se levait pour dénoncer ouvertement le Conseil central islamique suisse ou pour même simplement expliquer que cette institution n’était pas du tout représentative, un Suisse sans connaissance aucune au sujet de l’islam et des musulmans en Suisse pourrait considérer cette institution comme une représentation des musulmans au niveau national, ce qui est manifestement le but recherché dans le titre que l’institution s’est donné. Les craintes portent aussi sur des questions beaucoup plus concrètes, comme l’a souligné un participant. A l’heure où la société fait face à un afflux indéterminé de migrants qui proviennent dans une mesure significative de pays majoritairement musulmans, selon la perception d’un participant, on appréhenderait déjà le fait qu’une partie de ces migrants pourrait devenir à plus ou moins long terme des citoyens et ainsi l’avenir pourrait connaître des changements sensibles dans un contexte de société démocratique subissant un changement des forces démographiques.
Face à toute la confusion ambiante et aux différents mouvements voulant représenter l’islam ou le représentant de fait à travers les médias, un participant a aussi invité les communautés musulmanes à une autocritique. De quel islam veut-on parler ? Ce débat doit être mené en premier lieu parmi les musulmans, où qu’ils soient dans le monde. Ainsi un participant a-t-il affirmé qu’il fallait favoriser ce débat de fond, lui donner les moyens de s’organiser, de se produire, de s’approfondir pour générer une “auto-interprétation” parmi les communautés musulmanes d’Europe, prenant ainsi leur indépendance. Après cela, un participant a quand même attiré l’attention sur le « noyau dur » qui n’acceptait aucune remise en question. Enfin, en parlant de travail d’interprétation théologique et de dialogue, un participant a mis en garde contre la négation du besoin de recherche de la vérité connu chez toutes les parties et contre les non-dits dominant les discussions interreligieuses. En cela, il a appelé à un dialogue franc et entier en théologie, position qui n’a pas été partagée par d’autres participants qui préfèreraient que le débat fût articulé aux niveaux du droit, de la citoyenneté ou encore du vivre-ensemble.
Quant à la société en général, le besoin d’un nouveau projet éducatif global a fait consensus. En effet, un manque de clefs cognitives pour penser la société en changement est perçu à plusieurs niveaux. Tout d’abord, il s’agit de penser la pluralité pour éviter tout essentialisme, comme l’a décrit un participant. Pluralité de la société, pluralité des religions, de l’identité, cela exige une revalorisation de la complexité comme valeur intrinsèque à l’homme et au monde. C’est ainsi qu’intervient la sécularisation pour faire vivre ensemble les communautés aux visions du monde différentes en intégrant cette pluralité, et non pas en l’anéantissant. Un participant a parlé d’« éducation aux nuances », un autre a appelé à un effort notamment dans les écoles et dans les universités. Parmi ces débats sur la pluralité, un participant a cependant émis une réserve à l’utilisation de ce mot. Pour ce dernier, il s’agit plutôt et simplement d’enseigner la courtoisie.
A un autre niveau, la société en changement doit être pensée comme une société en crise. Pour identifier les causes de cette crise et leurs conséquences, un travail intellectuel profond est également nécessaire. Un participant a fait référence à Emmanuel Todd et ce que ce dernier appelle « le vide religieux ». Les religions auraient-elles un rôle à jouer dans cette société qui se cherche ? Il est alors question de la distinction du temporel et du spirituel, comme le rappelle un participant, suivant la perspective que l’on poursuit, fins immédiates ou fins dernières.
Conclusion et recommandations :
Pour conclure la rencontre et pour reprendre les points importants des discussions, une liste de problèmes a été produite par les participants qui peut être articulée selon deux grands axes de travail. Des recommandations ont également été émises pour un travail futur sur plusieurs de ces points.
1) La visibilité et la présence durable de musulmans en Suisse
L’acceptation de la visibilité et de la présence durable de musulmans en Suisse ne semblerait pas totalement acquise. La prise de conscience de cette présence comme durable n’est qu’à son début et elle exige en parallèle du processus d’intégration un processus d’adaptation (sécularisation, éducation, formation, médias, etc.). Les enjeux d’une visibilité acceptée sont nombreux.D’une part, les musulmans d’Europe doivent être considérés premièrement comme des citoyens dans toute la riche diversité qui accompagne ce terme au niveau de l’individu (provenance, culture, couleur, religion). En effet, de nombreuses fois au cours de la discussion, des participants ont regretté le fait que leurs concitoyens voient en eux d’abord et par-dessus toutleur affiliation à une certaine religion. Ils ont ainsi fait part de leur frustration du fait que leur identité de musulmans, voire d’étrangers ou d’immigrés, prévale aux yeux de beaucoup de concitoyens suisses. Deuxièmement et comme l’a souligné un participant, il s’agit de reconnaître et de respecter la dignité des citoyens musulmans, surtout en leur permettant d’avoir des lieux de cultes dignes pour pratiquer leur religion.
Recommandations :
Un participant a présenté les bénéfices qui ressortiraient d’une étude des perceptions sur l’islam et les musulmans en Suisse. En effet, alors que la Suisse ne connaît pas l’intensité de mouvements islamophobes comme peuvent en connaître ses voisins (partie du FN en France, PEGIDA en Allemagne), une certaine appréhension semblerait pourtant exister dans la tête de bon nombre de personnes résidant en Suisse, nourrie par des images mentales véhiculées par les médias et la politique nationale et internationale. Afin de pouvoir traiter cette question, il est nécessaire d’en connaître précisément son ampleur dans la société suisse.
Un autre participant a proposé de mettre en place une plateforme qui permettrait l’échange et la réflexion sur un long terme, ainsi que l’élaboration de propositions et de recommandations des communautés musulmanes à l’attention des autorités. Alors que le niveau de travail d’une telle plateforme resterait à définir, il a été observé que les niveaux de travail dépendaient des visées de l’action. Un travail sur le vivre ensemble des communautés devrait être adressé au niveau cantonal. S’il s’agit de travailler sur l’immigration, l’intégration et l’asile, un travail au niveau fédéral serait plus adapté, alors que pour un travail sur un dialogue de civilisation, l’échelle européenne devrait être envisagée.
2) Manque d’outils ou de capacités intellectuels
Quand on veut aborder la question du vivre-ensemble, le manque intellectuel est manifeste à plusieurs niveaux. Premièrement, ce manque se fait sentir quand il s’agit d’aborder les sphères théologico-politiques. En effet, il s’agit de dépasser les incompatibilités que le théologique et le politique semblent présenter.Par exemple, un participant s’interrogeait dans sa compréhension du droit musulman et du droit positif sur la possibilité de concilier l’islam d’une part, un monde hétéronome, selon lui, où le droit (fiqh) aurait été donné par Dieu et engloberait toutes les questions de la vie quotidienne, à la vie en Suisse d’autre part, un monde autonome où les lois sont votées par des hommes. De telles questions comme celles de l’islam et sa relation au pouvoir et à la société de même que les compréhensions diverses qui en sont à l’origine nécessitent des outils intellectuels fondés sur des réflexions de fond et un processus d’auto-interprétation menés par la majorité des musulmans en Europe si ces derniers ne veulent pas que certains individus bien plus conservateurs et radicaux n’y répondent à leur place et en leur nom.
Deuxièmement, un manque de ressources cognitives apparaît pour faire face au phénomène de repli identitaire. Les réductionnismes et le manque de savoir consistent en un terreau fécond pour y faire croître la peur de l’autre et ainsi pousser à son rejet en se retranchant dans une identité exacerbée. Un participant a souligné la nécessité de revaloriser ces craintes afin de les identifier, les comprendre et y répondre adéquatement. Le rôle des systèmes éducatifs est alors fondamental dans une société en changement où des communautés avec des visions du monde et des histoires différentes cohabitent. Quant au phénomène de l’islamophobie, un participant a proposé de l’aborder comme un phénomène de « racialisation de la religion », expliquant que, selon ses observations, l’islamophobie cacherait plutôt un racisme anti-arabe relocalisé sur l’identité religieuse.
Enfin, considérant les défis que pose l’enjeu de la sécularisation conçue comme une négociation continue entre les différentes parties, une certaine créativité intellectuelle est nécessaire pour penser nos sociétés en changement.
Recommandations :
Premièrement, un processus d’auto-interprétation devrait être mis en place au sein des communautés musulmanes. Quant aux modalités d’un tel procédé, un participant a fait mention de l’idée d’éditer dans chaque communauté une charte listant les valeurs dont les membres veulent que leur communauté, leur foi et leurs pratiques soient porteuses, charte à laquelle l’imam alors personnellement choisi par la communauté, comme l’a suggéré un participant, devrait souscrire à son entrée en fonction. Cette idée permettrait de répondre à la crainte levée par un des participants en ce qui concerne l’obscurité sur ce qui se passe dans les mosquées et pourrait servir comme base dans une perspective de communication.
Il a également été reconnu qu’un travail était nécessaire au niveau de l’enseignement secondaire et tertiaire, des milieux de la formation professionnelle, des médias et des cercles politiques et citoyens pour fournir une connaissance de l’islam suffisante pour générer un débat de fond sur le pouvoir, la vision du monde, le rapport aux autres, les questions sociétales, etc.
Un dernière recommandation est de réfléchir aux vecteurs appropriés à utiliser pour faire connaître et promouvoir tout le travail de réflexion qui est déjà en place et qui montre l’existence d’un débat fondamental sur toutes les questions qui interpellent et qui antagonisent au sein de notre société.
Compte-rendu rédigé par Catherine Germond